M. le président Alain Gest. Nous
continuons l’audition des syndicats de l’entreprise Goodyear. Les semaines
passées, nous avons auditionné la secrétaire du comité centrale d’entreprise (CCE)
et les représentants CGT et SUD de l’usine d’Amiens-Nord. Aujourd’hui, nous
recevons M. Philippe Théveniaud, président de la section CFTC de Picardie,
délégué CFTC de l’usine Dunlop d’Amiens-Sud, et M. Thierry Récoupé, secrétaire
du comité d’entreprise de l’usine Dunlop d’Amiens-Sud, délégué CFTC.
Messieurs, soyez les bienvenus.
Cette audition est ouverte à la presse écrite et audiovisuelle. Comme nous nous
efforçons de le faire chaque fois que cela est possible, notre réunion est
retransmise en direct et en téléchargement, tant sur le canal interne que sur le
portail vidéo de l’Assemblée nationale.
Un
compte rendu de nos débats sera établi dans les jours qui suivent notre réunion.
Il vous sera soumis, messieurs, pour vous assurer qu’il correspond exactement
aux propos que vous aurez tenus, puis il sera publié sur le site Internet de
l’Assemblée nationale.
Conformément à nos habitudes de travail, je vous donnerai d’abord la parole pour
un exposé introductif d’une vingtaine de minutes. Ensuite, notre rapporteure,
Mme Pascale Boistard, pourra poser une première série de questions. Enfin, les
autres membres de la commission d’enquête interviendront pour un débat
approfondi.
La
CFTC est le syndicat majoritaire sur le site Goodyear d’Amiens-Sud.
Historiquement, ce site est une usine de la marque Dunlop, intégrée ensuite dans
le groupe Goodyear. L’audition d’aujourd’hui vous permettra, messieurs, de nous
présenter la situation dans cette usine.
Nous sommes particulièrement intéressés par la présentation que vous allez nous
faire du passage aux équipes en 4x8 en 2008. Comment expliquez-vous que les
salariés de l’usine Goodyear d’Amiens-Sud l’ont accepté, alors que ceux de
l’usine d’Amiens-Nord l’ont refusé ?
Pourriez-vous dresser un bilan, après cinq ans d’application, de ce changement
d’organisation du travail – en termes d’emplois, de rémunérations, de conditions
de travail, etc. –, que d’autres syndicats ont présentée comme très difficile ?
Comment se passe le dialogue social dans l’usine ?
Enfin, comment voyez-vous l’avenir d’Amiens-Sud, sachant que d’autres syndicats
jugent sa pérennité menacée ?
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre
1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la
vérité, rien que la vérité.
(M. Philippe Théveniaud et M. Thierry Récoupé prêtent serment.)
M. Philippe Théveniaud, président de la section CFTC de Picardie, délégué CFTC
de l’usine Dunlop d’Amiens-Sud.
Je
suis salarié de l’usine Dunlop Goodyear Amiens-Sud depuis 1981, représentant du
personnel depuis 1983 et délégué syndical CFTC depuis 1989.
Beaucoup de choses ont été dites sur la CFTC. C’est pourquoi je tiens à être
très clair aujourd’hui : la CFTC n’est pas l’avocat du système des 4x8. En 2007,
elle a fait des propositions sur d’autres aménagements du temps de travail, plus
adaptés à la vie familiale, associative et culturelle des salariés.
La direction, elle, avait la ferme volonté de mettre en place l’organisation des
4x8, appliquée dans pratiquement tous les sites basés en Europe, dont les cinq
usines en Allemagne.
Dans un contexte de concurrence, souvent déloyale,
les leviers à la disposition des syndicats pour préserver les emplois se
résument à des accords. Il n’existe pas de recette miracle ! Notre pays
dispose de très peu de marges de manœuvres
pour assurer la compétitivité de son industrie.
On nous promet une Europe sociale harmonisée depuis plus de vingt ans, mais nous
continuons de subir la concurrence des usines à bas coûts salariaux de l’Europe
de l’Est.
Lorsque l’accord des 4x8 nous a été soumis, il était synonyme pour nous de
pragmatisme car lié aux investissements.
Nous savions que dire « non », refuser de mettre les mains dans le cambouis,
signifiait la mise à mort des usines.
Celles situées en Allemagne fonctionnaient déjà avec cet aménagement depuis plus
de vingt ans. Nous n’avions pas d’autre choix à l’époque.
En 1994, les syndicats anglais et allemands de l’entreprise que j’avais réunis
nous avaient indiqué que si nous refusions le travail en continu en France, eux
l’appliqueraient et obtiendraient la production.
Même entre syndicats européens, il était déjà impossible de faire progresser
cette Europe sociale espérée depuis des décennies !
Ainsi, à la concurrence entre sites du même groupe à laquelle nous sommes
confrontés, vient s’ajouter celle des autres groupes, comme Bridgestone à
Béthune qui négocie actuellement un accord de compétitivité basé sur les 4x8.
En définitive, ne pas négocier pour un syndicat, c’est mettre en péril les
emplois.
Deux choix se présentaient donc à la CFTC : refuser tout changement ou négocier
l’accord. J’y insiste :
nous avions conscience – depuis le début – que ne rien négocier signifiait, dans
un contexte de mondialisation, la mort assurée des deux sites.
Notre syndicat a choisi le pragmatisme, le réalisme.
Il a préféré négocier afin de trouver un accord de compétitivité, un accord
gagnant-gagnant pour sauver les 2 000 emplois des deux sites et donner à ces
derniers une chance de devenir pérennes.
Contrairement à d’autres syndicats, la CFTC a estimé – et cela a toujours été
son point de vue depuis le départ –
que le chômage serait beaucoup plus destructeur pour les salariés et leur
famille que la nouvelle organisation des 4x8. Mais ce
fut très difficile à expliquer aux salariés, car ce nouveau système
dégrade la vie familiale et sociale. Il n’y avait cependant pas d’alternative :
c’était l’accord ou la fermeture.
Lors de la signature de l’accord, la CFTC était minoritaire. Après la signature,
les salariés de Dunlop ont compris que nous nous étions efforcés de sauver
l’usine, et notre syndicat est devenu majoritaire. La CGT ne pèse plus
aujourd’hui que 3 % chez Dunlop, après avoir été ultra-majoritaire.
M. Thierry Récoupé, secrétaire du comité d’entreprise de l’usine Dunlop
d’Amiens-Sud, délégué CFTC.
La
CFTC est très bien placée pour parler de ce dossier, car elle a été signataire
de l’accord des 4x8 et qu’elle est aujourd’hui majoritaire sur le site
d’Amiens-Sud.
Sur
cette affaire, on entend tout et n’importe quoi. C’est pourquoi je suis très
heureux d’être devant vous aujourd’hui pour vous parler de l’établissement
d’Amiens-Sud où l’accord des 4x8 est appliqué depuis bientôt cinq ans.
En 1983, Dunlop France a déposé le bilan et, à la suite de son rachat par
Sumitomo en 1984, un groupe japonais, 220 emplois ont été supprimés. Un dialogue
social de bonne qualité a pu être instauré avec la direction japonaise, ainsi
qu’une modernisation à travers de nombreux investissements sur le site.
À l’inverse, le climat social s’est dégradé à l’usine d’Amiens-Nord, avec des
grèves à répétition, et très peu d’investissements y ont été réalisés.
En
1994-1995, le groupe a souhaité mettre en place à Amiens-Sud le travail en
continu – les 3x8 avec des équipes de suppléance.
La CFTC a pris ses responsabilités en signant pour cette organisation du
travail. Le syndicat majoritaire de l’établissement, la CGT, n’a pas fait valoir
son droit d’opposition, bien au contraire : il a demandé, un an plus tard, le
rajout de la cinquième équipe aux équipes de suppléances. C’est bien la preuve
que la CFTC avait pris la bonne décision.
À
l’usine d’Amiens-Nord, après trois semaines de grève très dure contre le travail
en continu, le syndicat majoritaire a fini par prendre ses responsabilités en
signant pour les équipes de suppléance.
Grâce à cet accord, 280 embauches ont été réalisées à Amiens-Sud entre 1994
et 1996. Il s’agissait donc d’un très bon accord.
En 2003, Dunlop France a été racheté par Goodyear.
En
avril 2007, Olivier Rousseau nous a annoncé le souhait du groupe de créer un
complexe industriel moderne et compétitif dans les plus brefs délais. Ce projet
comportait des contreparties, notamment financières, sur lesquelles je
reviendrai.
Malheureusement, la direction a commis l’erreur de soumettre aux salariés son
projet 4x8 sans ouvrir de négociations sur les contreparties financières pour
les salariés ! Si bien que, sur les deux sites, 66 % des salariés ont rejeté le
projet.
Fin
2007, une ultime réunion s’est tenue, en vain.
La CFTC a alors pris ses responsabilités en demandant l’engagement de
négociations sur le site d’Amiens-Sud, puis elle a été rejointe dans sa position
par les autres syndicats : la CGT, syndicat majoritaire, FO et la CGC. Les
semaines suivantes, des réunions ont pu être organisées sur le site.
À Amiens-Nord, la CGT, majoritaire, a refusé les négociations sur les 4x8. À
partir de ce moment-là, la CFTC, pensant que le complexe industriel ne verrait
jamais le jour, s’est attachée à défendre les intérêts d’Amiens-Sud afin de
sauver ses 1 100 emplois.
Le 17 mars 2008, notre organisation a signé pour Amiens-Sud l’accord 4x8,
assorti de contreparties financières significatives : une prime de 3 500 euros
bruts pour les salariés en 3x8 passant aux 4x8, une prime de 5 500 euros pour
les salariés des équipes de suppléance passant aux 4x8, ainsi qu’une
augmentation de salaire de 220 euros par mois.
Il s’agissait là d’une grande avancée en matière de pouvoir d’achat des salariés
– environ 20 % de salaire net. L’accord comportait également l’engagement du
groupe d’investir 25,7 millions d’euros sur cinq ans. À ce jour, mesdames,
messieurs, le groupe a injecté 44 millions sur le site !
Aujourd’hui, le site d’Amiens-Sud est méconnaissable par rapport à ce qu’il
était il y a cinq ans, en particulier grâce à nos outils ultramodernes. Certes,
l’usine rencontre encore des difficultés pour répondre à la demande du marché,
c’est-à-dire produire des pneus BA, à haute valeur ajoutée. Il reste que
désormais Amiens-Sud fabrique ces pneus labellisés haute performance.
En définitive, nous sommes fiers d’avoir signé l’accord des 4x8. Malgré le
chemin qui nous reste à parcourir, nous avons réussi à mettre en place un bon
dialogue social au sein de l’établissement.
En
avril 2009, le groupe a souhaité placer Amiens-Sud en location-gérance,
c’est-à-dire transformer le site en filiale, en vue de le sortir du périmètre
des licenciements.
Le changement de direction, avec un directeur allemand, a malheureusement abouti
à la destruction du dialogue social pendant deux ans. Nous avons condamné cette
situation et demandé le changement de cette direction interne, et le groupe nous
a entendus.
Dorénavant, le nouveau directeur, M. Josy Blum, en place depuis un an et demi,
est très à l’écoute et le dialogue social est devenu extrêmement positif.
À
présent, je n’ai pas peur de le dire : le jusqu’au-boutisme ne peut plus être un
objectif. Notre syndicat s’inscrit dans une démarche de négociation : il
souhaite s’installer autour de la table, analyser les dossiers et exposer les
problèmes au personnel. Voilà comment nous avançons avec la direction. Nous ne
pouvons pas nous permettre de « jouer » avec 1 000 salariés. Si, au départ,
personne ne voulait des 4x8, y compris la CFTC, ce choix s’est imposé à nous.
Étant donné la conjoncture économique actuelle et les avancées réalisées au sein
de l’établissement, je pense que nous avons fait le bon choix. Pour autant,
j’ignore si cette nouvelle organisation perdurera…
Dans le cadre de cette commission d’enquête, on a évoqué la fermeture de
l’usine, en même temps ou après celle d’Amiens-Nord : je condamne fermement ces
propos. Comment une personne n’ayant pas mis les pieds à Amiens-Sud depuis
quatre ans peut-elle dire cela ? Les 1 173 salariés d’Amiens-Nord vivent un
enfer depuis plusieurs années mais il ne faut pas jouer sur l’inquiétude des 950
salariés d’Amiens-Sud !
Notre présence parmi vous aujourd’hui est très importante, pour nous et pour les
salariés, car elle nous permet enfin de nous exprimer.
En
tant qu’organisation syndicale, nous ferons tout pour améliorer le dialogue
social et l’avenir du site. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir, avec
l’ensemble des salariés, pour résoudre les problèmes et éviter un drame humain –
la perte de leur emploi pour 1 000 salariés sans parler des prestataires !
Pourquoi l’usine d’Amiens-Nord en est-elle arrivée là ? Chacun a son idée – y
compris les premiers acteurs de ce dossier – et doit avoir la franchise de la
dire. Si notre organisation avait été majoritaire dans cette usine, les choses
ne se seraient pas passées ainsi. Des choix ont été faits, que nous avons
condamnés. Certes, cette usine n’a pas bénéficié d’investissements, mais ils
étaient liés à la signature des 4x8. Notre organisation a pris ses
responsabilités en signant l’accord, ce qui a permis à l’usine d’Amiens-Sud de
bénéficier des investissements. Pour autant, l’organisation du travail doit être
améliorée, et nous y travaillerons de tout notre cœur
pour donner un avenir à l’usine. J’y crois sincèrement.
Je
l’ai dit : des choix ont été faits à Amiens-Nord. D’abord, sur l’accord des 4x8
– on connaît l’issue de ce dossier. Puis sur le plan de départs volontaires (PDV).
Pourquoi un groupe comme Titan en est-il arrivé à retirer son offre, alors que
le PDV prévoyait la sauvegarde de 500 emplois et d’importantes enveloppes
financières ? Pourquoi aucune consultation n’a-t-elle été organisée auprès des
salariés sur ce plan ?
Depuis cinq ans, je vis avec le dossier 4x8 – mes nuits sont parfois très
courtes. Il n’est pas simple pour nous de côtoyer nos collègues d’Amiens-Nord.
J’ajoute qu’en avril 2008, des salariés ont créé à Amiens-Nord une section CFTC,
laquelle a demandé un référendum sur les 4x8. Le quorum a été respecté et le
« oui » l’a emporté. Notre organisation a alors signé l’accord, mais il a été
frappé d’opposition dans les quarante-huit heures par le syndicat majoritaire,
la CGT. Dans ces conditions, qu’était-il possible de faire ? J’ai moi-même été
victime de menaces, mais je vous avoue que les choses n’ont pas été faciles non
plus pour nos deux délégués syndicaux sur le site…
À présent, Amiens-Nord et Amiens-Sud ne sont plus du tout dans la même
configuration, ce que je regrette profondément. Ce qui aurait pu être le plus
gros site industriel présent dans la région est dorénavant un projet derrière
nous.
Je
précise que le dossier que nous vous avons remis en début de séance reprend la
chronologie des événements et comporte les tracts que nous avons diffusés à
l’époque.
Mme Pascale Boistard rapporteure. Votre
présentation nous laisse penser qu’il y a eu
une forme de chantage aux 4x8, autrement dit que, faute de signature de
l’accord, aucun investissement ne serait réalisé ni aucune garantie accordée sur
le nombre d’emplois. Qu’en est-il ?
M. Thierry Récoupé. Si
le dialogue social était difficile à l’époque, il est aujourd’hui bien établi
grâce à la présence d’un seul syndicat majoritaire.
Olivier Rousseau nous a très clairement indiqué que si le projet industriel,
avec 350 jours de travail par an et une rotation en 4x8, n’était pas accepté, il
n’y aurait pas d’investissement. Il s’agissait donc bien d’une forme de
chantage.
M. Philippe Théveniaud. Entre 1984
et 2004, le dialogue social à Amiens-Sud a été de bonne qualité, puis il s’est
dégradé après le rachat de Dunlop par Goodyear.
Par
contre, à Amiens-Nord, il est détestable depuis le début des années 90.
Pour moi, la direction de Goodyear est responsable de cette situation en raison
de son mauvais management, en particulier pour ne pas avoir respecté à plusieurs
reprises la législation du travail.
On connaît le résultat : des salariés qui se radicalisent, un syndicat qui dit
« non » à tout, et la casse de l’usine ! En 2007, les négociations ont
été très mal menées : comment peut-on faire voter des salariés sur un système
qui va dégrader leur vie professionnelle et familiale sans les informer des
contreparties ?
La CFTC elle-même avait refusé de donner un « chèque en blanc » à la direction.
J’accuse la direction de Goodyear d’avoir été championne de l’incompétence !
C’est elle qui a créé la lutte des classes !
S’agissant des 4x8, on peut effectivement parler de chantage. Néanmoins, comme
je l’ai dit en introduction, nos amis syndicalistes allemands ne nous ont pas
encouragés pour le projet de complexe industriel dans la mesure où ils
souhaitaient eux-mêmes obtenir la production dans leurs cinq usines.
Mme la rapporteure. En
2008, un nouveau référendum sur les 4x8 est organisé. Dans la mesure où des
salariés concernés par les 4x8 aussi bien que des salariés non concernés par
cette organisation ont été amenés à s’exprimer, le résultat favorable
constitue-t-il à vos yeux une approbation massive ?
M. Thierry Récoupé. La
direction a demandé un référendum sur les 4x8, puis que le dépouillement soit
assuré à la DIRECCTE du fait de l’appel au boycott du syndicat majoritaire CGT
et de SUD. Nous avions indiqué par voie de tracts aux salariés d’Amiens-Nord que
nous respecterions leur choix si le quorum était atteint. Sur 1 455 inscrits, le
nombre de votants a été de 788 et le nombre de suffrages exprimés de 747. Le
« oui » l’a emporté à 72,82 %. Nous nous étions engagés auprès des salariés :
nous avons signé l’accord.
Mme la rapporteure. Considérez-vous
normal de prendre en compte le vote des salariés non concernés par les 4x8 ?
M. Thierry Récoupé. Notre
communiqué de l’époque est parfaitement clair : il présente les résultats en
toute transparence pour les personnes concernées par les 4x8 et pour celles qui
ne l’étaient pas. Malgré la présence des deux syndicats forts au sein de
l’établissement, CGT et SUD, plus de 50 % des salariés se sont exprimés. Je le
répète : nous avons respecté le choix des salariés.
Mme la rapporteure. Après
avoir été invalidée en 2010, l’organisation des 4x8 a été validée par la
justice. Aviez-vous soulevé les problèmes en 2008 ?
M. Thierry Récoupé. Le
dossier qui vous a été remis comprend les pièces afférentes.
M. Philippe Théveniaud. En
2008, nous avons indiqué à la direction que l’accord ne respectait pas certains
points de la convention collective du caoutchouc. Le DRH de l’époque nous a
alors indiqué que, à défaut de signature, les deux usines seraient fermées. Le
jugement a bien indiqué que la convention collective n’était pas respectée au
regard du travail en continu. Nous avons demandé à la direction de revoir sa
copie, et l’accord a été renégocié. Je rappelle qu’à l’époque, la CFTC n’était
pas majoritaire à Dunlop – c’était la CGT, qui a signé l’accord avec nous.
Mme la rapporteure. En
2008, les 4x8 ont donc été mis en place à Amiens-Sud. Avec le recul, ce
dispositif vous paraît-il garantir la pérennité de l’entreprise ? Quel était le
niveau de production avant les 4x8 et quel est-il aujourd’hui ?
M. Thierry Récoupé. Contrairement
ce que l’on a pu entendre, l’accord n’a pas une durée de cinq ans : il est à
durée indéterminée, mais les parties signataires ont le droit de le dénoncer à
partir de la cinquième année.
Cet
accord comporte trois volets. Un volet industriel, relatif aux investissements,
pour l’instant plus que respecté. Un volet emploi, avec la garantie de l’emploi
de 862 salariés permanents jusqu’à fin 2014 – mais l’accord a d’ores et déjà
permis d’embaucher 60 personnes supplémentaires, ce qui porte l’effectif à 920.
Enfin, un volet volume de pneus, auquel nous avons ajouté depuis 2008 trois
avenants afin d’adapter la production à la conjoncture économique, c’est-à-dire
à la demande des clients et à la régression des ventes. Nous sommes ainsi passés
d’une production de 17 000 pneus par jour en 2008 à 11 000 aujourd’hui qui
partent directement chez le client. L’usine d’Amiens-Sud travaille en flux
tendus : aucun pneu n’est stocké – alors que la moitié l’était en 2008.
J’ajoute que les pneus que nous vendons n’ont rien à voir avec ceux de 2008, car
nos clients actuels nous demandent des pneus à haute valeur ajoutée. Grâce à
notre service développement qui met au point des prototypes, vingt dimensions BA
ont été développées et sont fabriquées au sein de l’établissement. En 2014, nous
fabriquerons 1,8 millions de pneus de ce type. La question n’est plus celle de
la quantité : c’est celle de la qualité et du prix de revient. Les
investissements étaient conditionnés aux 4x8 : depuis quatre ans, l’usine
d’Amiens-Sud se développe en produisant ces pneus pour véhicule de tourisme de
grande valeur ajoutée qui lui permettront de dégager des bénéfices.
Le
groupe a investi pour produire les pneus qui lui étaient demandés. Nous les
fabriquons actuellement et, je l’espère, pour longtemps. Alors que l’usine
Dunlop n’avait jamais fait de bénéfice, nous sommes parvenus à réaliser
1,1 million de bénéfice en 2011, et 2,6 millions en 2012. Les prévisions pour
2013 sont de l’ordre 4 millions. En 2012, la moyenne reçue par les 950 salariés
au titre de la participation aux bénéfices a dépassé 400 euros, soit un niveau
jamais atteint par le passé.
M. Thierry Récoupé. Pour
utiliser une image, on peut comparer notre production d’avant 2007 à une 2 CV,
et celle d’aujourd’hui à une Mercedes. Nous fabriquons des pneus à haute
performance et labellisés. Cette qualité, que l’on doit au savoir-faire de
l’usine d’Amiens-Sud, place la France avant l’Allemagne pour certaines
homologations. Évitons donc de comparer ce qui n’est pas comparable, comme cela
a été fait au cours d’auditions précédentes.
Mme la rapporteure. Avez-vous
constaté la délocalisation d’une partie de la production ?
M. Thierry Récoupé. Au
contraire !
M. Philippe Théveniaud. Les
4x8 ont été instaurés avant la crise de 2008. Depuis cette date, la production a
baissé, ce qui a amené notre usine à chômer treize jours avant l’été. Cela dit,
depuis un an, les cinq usines situées en Allemagne ont été touchées plus
durement que nous.
Moins on vend de véhicules, moins on vend de pneus. Les Européens, qui voient
leur pouvoir d’achat se réduire, du fait des politiques d’austérité menées par
les gouvernements, roulent moins et achètent moins de voitures. Même si nous
subissons la crise de plein fouet, les investissements continuent, ce qui nous
permettra, en cas de reprise, de répondre à la demande en fabriquant des pneus à
haute valeur ajoutée.
Mme la rapporteure. En
termes de conditions de travail ou de vie sociale, quelles ont été les
conséquences pour les salariés du passage aux 4x8, auquel, initialement, vous
n’étiez pas favorables ? Avez-vous constaté, comme à l’usine d’Amiens-Nord, une
évolution en matière de sécurité ? La gravité et la fréquence des accidents de
travail ont-elles augmenté ? Les arrêts de travail sont-ils plus nombreux ? Le
syndicat a-t-il usé de son droit d’alerte ?
M. Thierry Récoupé. Les
4x8 imposent des rotations très contraignantes. Alors que nous travaillions
31,6 heures par semaine, pour 33,6 dues au titre de la convention collective,
nous effectuons aujourd’hui 35 heures en moyenne. Pour compenser le passage de
33,6 à 35 heures, un complément de salaire a été consenti lors du deuxième
accord, conformément aux conditions légales.
La
pire année a été 2009, non seulement à cause de la transition qu’a représentée
le passage des 3x8 aux 4x8, mais aussi parce que le calendrier n’avait pas été
réfléchi. Par la suite, le dialogue social a été rétabli au sein de
l’établissement. De ce fait, depuis 2010, le calendrier est amélioré chaque
année de manière significative. La conjoncture économique y a aidé, puisque la
baisse de la production a permis de supprimer des dimanches de travail.
L’organisation actuelle n’a plus rien à voir avec celle de 2009. Les salariés
disposent d’une certaine flexibilité. Je leur demande chaque jour si tout va
bien. De son côté, la direction interne fait son travail. Nous sommes à l’écoute
des demandes pour l’an prochain, car dans le système des 4x8, la seule solution,
quand on veut un samedi, est de le remplacer en fonction du système de rotation,
sachant que chacun doit effectuer 214 postes de travail de huit heures dans
l’année.
Mme la rapporteure. Les
conséquences de ce système sur la santé, la vie sociale ou les conditions de
travail des salariés sont-elles positives ?
M. Thierry Récoupé. En
2009, elles ont été dramatiques, notamment pour la vie de famille. Nous avons dû
nous adapter. Il nous arrivait de faire cinq nuits consécutives, alors que nous
n’en faisons plus que deux aujourd’hui, suivies de deux repos. Les salariés se
sont progressivement réadaptés à la vie familiale, culturelle, associative et
sportive. C’était un grand bouleversement, mais notre corps a fait face. Pour
sauver nos emplois, nous avons été contraints d’accepter un système, qui s’est
adapté pour devenir plus que correct. Plus personne ne se plaint des 4x8. Nous
avons déjà anticipé un calendrier pour 2014, comparable à celui de 2013, ce dont
les salariés sont satisfaits.
Mme la rapporteure. S’ils
devaient revoter sur cet accord, ils l’accepteraient donc à une majorité plus
élevée qu’en 2008 ?
M. Thierry Récoupé. Oui,
d’autant que les compensations financières ont dépassé nos espérances et que
l’expérience a permis d’améliorer notre calendrier. Dans l’usine d’Amiens-Sud,
le taux d’absentéisme hebdomadaire est tombé à 0,8 %, ce qui est inédit. Pour
les maladies à plus de 30 jours, il se situe entre 4 % et 4,5 %.
La
prime d’intéressement – 360 euros nets par trimestres – est désormais liée non
seulement au volume de production et au taux de rebut mais à la diminution du
nombre d’accidents du travail avec arrêt, selon les critères de l’OSHA (Occupational
Safety and Health Administration). En 2012, on a compté dix-huit accidents.
En 2013, le nombre à ne pas dépasser est huit. Or nous en sommes à trois, trois
mois avant la fin de l’année. Il s’agit là de résultats concrets. Nous ne sommes
pas en mesure d’organiser demain un référendum, mais l’approbation de l’accord
ne fait aucun doute.
M. Philippe Théveniaud. Vous
connaissez les valeurs de la CFTC, qui défend depuis vingt ans le repos
dominical. Il n’a pas été facile d’annoncer aux salariés qu’il n’y avait pas
d’autre possibilité que d’accepter les 4x8. Ils ont réfléchi. S’ils n’avaient
pas accepté, l’usine aurait fermé. Nul n’ignore le taux de chômage dans notre
département. Nous avons saisi notre chance.
Nous savons hélas que l’espérance de vie d’un salarié soumis aux 3x8, aux 4x8 ou
aux 5x8 est plus courte de huit ans qu’un salarié qui travaille de jour, mais,
dans le système libéral, la réalité économique s’impose aux salariés.
M. Thierry Récoupé. Le
droit d’alerte n’est utile que pour obtenir certaines informations. Or le
directeur, Joseph Blum, attaché à la transparence, met toutes celles que nous
demandons à notre disposition. Dès lors, user du droit d’alerte ne servirait
qu’à accréditer les rumeurs véhiculées par les médias, selon lesquelles l’usine
pourrait fermer dans un an.
Mme la rapporteure. La
durée de l’accord sur les 4x8 est indéterminée, mais, au terme des cinq
premières années – donc, fin 2013 –, les signataires peuvent demander de le
renégocier. Allez-vous consulter les salariés pour savoir s’ils souhaitent
conserver ce régime de travail ?
M. Thierry Récoupé. Nous
y réfléchissons. La CFTC étant à leur écoute, je les interroge chaque jour à ce
sujet. La période de cinq ans dont vous parlez s’achèvera non fin 2013 mais fin
2014. Si, à cette date, les parties dénoncent l’accord, le nouveau calendrier ne
pourra intervenir, compte tenu du temps nécessaire pour l’établir, que fin 2015,
voire début 2016. Où en sera le marché automobile ? Les investissements
effectués au sein de l’entreprise auront-ils porté leurs fruits ? Nous
travaillons pour que ce soit le cas, d’autant que leur montant dépasse de
19 millions la somme initialement prévue.
M. Philippe Théveniaud. L’an
dernier, quand le volume de la production a baissé, nous avons demandé à passer
aux 5x8, système plus confortable pour les salariés. La demande n’a pu être
satisfaite. Elle supposait de réorganiser tout le travail, au risque de devoir
faire marche arrière par la suite, si la demande augmentait. On risquait en
outre une baisse de productivité, alors que nous sommes en concurrence avec
d’autres sites européens.
Je
veux souligner une autre innovation. Pour la première fois chez Dunlop, des
femmes ont été recrutées, ce qui va dans le sens de l’égalité. En tant que
président de la caisse d’allocations familiales de la Somme (CAF), je sais qu’il
existe des fonds disponibles. À Amiens, l’équipe municipale s’était engagée à
aider les salariés qui effectuent des horaires atypiques. Elle n’a pas tenu ses
promesses, alors qu’on favoriserait l’attractivité du territoire en créant des
crèches interentreprises adaptées à notre rythme de travail. Je regrette que les
fonds publics aient servi non à accompagner les efforts des salariés pour
conserver leur emploi, mais à aider ceux qui allaient manifester.
Mme la rapporteure. J’en
viens à une question que je pose à tous ceux que nous auditionnons : quel poste
occupez-vous dans l’entreprise ? Quels sont vos horaires et vos contraintes ? Le
passage aux 4x8 a-t-il modifié votre vie ?
M. Philippe Théveniaud. En
tant que responsable syndical et président du conseil d’administration de la
CAF, je suis détaché de mon usine depuis douze ans. Le salaire que me verse
Dunlop est calculé sur le taux horaire le plus bas de l’usine, alors que j’ai
trente-deux ans d’ancienneté. Je tiens mes fiches de salaires à votre
disposition. Dunlop se fait rembourser mon salaire par la CAF, le fonds de
gestion des congés individuels de formation (FONGECIF) ou Pôle emploi, au titre
du paritarisme qui constitue une exception sociale française. Sur les dix-huit
mandats exercés par des membres de la CFTC, 80 % travaillent aux 4x8.
M. Thierry Récoupé. Au
sein de l’établissement, je suis agent de maîtrise. Si, en tant que secrétaire
du comité d’entreprise (CE), je n’effectue pas les 4x8, je suis suffisamment
souvent dans l’atelier, au contact de ceux qui travaillent à ce rythme, pour
pouvoir en parler. Notre syndicat était minoritaire quand les accords ont été
signés. Le fait qu’il soit devenu majoritaire nous conforte dans notre analyse.
Le
secrétaire du CE devant effectuer des choix importants, les salariés doivent le
voir chaque jour dans l’usine. C’est pourquoi je ne compte pas mon temps de
présence. Il m’arrive de travailler soixante heures par semaine. Mes nuits sont
parfois plus courtes que celles de salariés qui font les 4x8, et dont je suis
solidaire.
J’ai trois enfants, mais si l’on me demandait demain de choisir entre les 4x8 ou
Pôle emploi, je n’hésiterai pas. Je m’adapterai à ce régime comme l’ont fait 750
salariés de l’établissement.
Mme la rapporteure. Vous laissez entendre que refuser les 4x8 risquerait de vous
faire perdre votre emploi ou pourrait entraîner à terme la fermeture de
l’usine ?
M. Thierry Récoupé. Oui. Amiens-Sud ne produit que des pneus pour les véhicules
de tourisme, ce qui n’est pas le cas d’Amiens-Nord ou de Montluçon. Notre usine
aurait fermé il y a longtemps si nous n’avions pas signé l’accord pour passer
aux 4x8.
M. Philippe Théveniaud. Quand
nous l’avons signé, tous les élus de la CFTC ont voté à bulletin secret dans mon
bureau. Étant détaché de l’entreprise, j’ai refusé de prendre part au vote.
M. le président Alain Gest. Nous
savons comment fonctionnent les délégations syndicales. Il est rare qu’on puisse
exercer une importante responsabilité dans ce domaine en continuant à travailler
dans l’entreprise.
M. Jean-Louis Bricout. Avant
d’accepter l’accord, connaissiez-vous le montant de la réévaluation du salaire
compensant l’augmentation du temps de travail hebdomadaire et de la prime
dédommageant le passage aux 4x8, ou vous en êtes-vous remis à la direction ?
M. Philippe Théveniaud. Lors
de la première consultation à Amiens-Nord et Amiens-Sud, comme les contreparties
financières n’étaient pas connues, la CFTC n’a pas appelé à voter oui, estimant
qu’elle ne pouvait pas faire un chèque en blanc à la direction. Souhaitant tout
faire pour sauver l’emploi, nous avons demandé à celle-ci de se rasseoir à la
table de négociation. C’est à ce moment-là que nous avons renégocié les
contreparties financières, augmentation mensuelle et prime.
M. le président Alain Gest. Les
salariés ont donc voté l’accord en pleine connaissance de cause ?
M. Philippe Théveniaud. Oui.
M. Jean-Louis Bricout. Les
conditions de l’accord vous semblaient-elles satisfaisantes ? Qu’en pensent les
salariés aujourd’hui ? Quelles sont leurs revendications ?
M. Thierry Récoupé. Il
n’a pas été facile d’accepter le passage aux 4x8. Aussitôt l’accord conclu pour
Rueil-Malmaison, nous avons réclamé l’ouverture de négociations pour pérenniser
le site d’Amiens-Sud. Il a fallu de nombreuses réunions pour aboutir. Chaque
fois qu’une proposition était avancée, les salariés étaient consultés. Le
syndicat majoritaire était la CGT. À l’ultime réunion, le point de non-retour a
failli être atteint. La CGT a radié les deux délégués de l’établissement, qui
avaient signé l’accord. Ceux-ci ont alors pris l’étiquette de l’UNSA. Pour
respecter la procédure juridique, il fallait revoter pour qu’ils retrouvent leur
statut de délégués. Ils ont été élus à plus de 85 %.
Nous travaillons chaque jour pour que les contreparties du passage aux 4x8
restent satisfaisantes. Je l’ai dit, le montant de la prime d’intéressement
trimestriel, qui permet au groupe d’atteindre ses objectifs en matière
d’accidents du travail et de production, peut s’élever jusqu’à 360 euros. Nous
ne sommes jamais descendus en dessous de l’objectif, et le montant mensuel
moyen, qui varie entre 80 et 120 euros par salarié, est un record historique. En
2013, le taux de rebut mensuel, carcasses et déchets confondus, qui, en 2012,
était de l’ordre de 1,8 million d’euros – soit plus de 20 millions pour douze
mois – est tombé entre 600 000 et 700 000 euros, ce qui représente un gain
annuel de 12 millions pour le groupe. Nous sommes sur de bons rails. Partenaires
sociaux, salariés et direction interne partagent la volonté d’atteindre des
objectifs et de pérenniser le site.
M. Jean-Louis Bricout. Les
accords comprenaient trois volets : investissement, emploi et production. Sur ce
dernier point, disposez-vous d’éléments de comparaison avec d’autres sites ?
M. Thierry Récoupé. Compte
tenu de nos effectifs, nous devons augmenter le volume de production, dans la
limite de la demande des clients, pour la BA haute performance. Nous sommes à
10 000, voire 10 500 pneus par jour. Lors du CE du mois dernier, le groupe a
déclaré que nous passerions à 12 000 en 2014, avant de monter encore en
puissance. Les deux outils industriels qui assurent la bande de roulement,
installés cet été durant l’arrêt de l’usine, tourneront à plein régime courant
2014. En d’autres termes, il existe encore de la marge.
M. Jean-Claude Buisine. Je
suis surpris par la différence entre l’usine d’Amiens-Nord et celle
d’Amiens-Sud, qui ne dépend plus de Goodyear France mais appartient à un groupe
européen basé au Luxembourg. La stratégie de Goodyear était-elle de mettre fin à
l’activité d’une usine pour favoriser l’autre ? Compte tenu du volume
d’investissement – plus de 60 millions d’euros depuis 2007 –, pourquoi ne pas
avoir maintenu les deux unités, ce qui aurait préservé les emplois ? Comment
expliquer la dégradation du travail à Amiens-Nord ? Enfin, je m’étonne que vous
présentiez sous un jour plutôt favorable des conditions d’hygiène et de travail
qu’on nous a décrites comme déplorables.
M. Thierry Récoupé. Je
n’ai pas caché que notre régime de travail était dur. Je ne souhaite à personne
d’être soumis aux contraintes que nous avons connues en 2009. Depuis lors, elles
ont été améliorées et sont devenues plus que convenables.
Sur
la différence entre les deux usines, vous pourrez interroger la direction. Nous
sommes fiers d’avoir pris nos responsabilités, mais mon rôle n’est pas d’accuser
qui que ce soit. Chacun a son idée sur ce qui s’est passé. Des engagements ont
été pris de part et d’autre. Nous tenons les nôtres et avons obtenu ce que nous
souhaitions, en termes d’investissement et de dialogue social. Celui-ci est
rompu ailleurs. Posez-vous les bonnes questions à ce sujet.
Il
faut cesser de répéter que notre usine va fermer, alors que nous nous sommes
donné toutes les chances de réussir. Notre syndicat, qui est désormais
majoritaire, s’est comporté de manière responsable. Il y a suffisamment de gens
qui pointent à Pôle emploi pour que chacun essaie de conserver son travail.
M. Philippe Théveniaud. Quand
on est au service d’une multinationale, on connaît sa logique économique et
financière. Nous savions que l’usine fermerait si nous refusions l’accord, alors
qu’en le signant, nous lui laissions des chances de se maintenir. La CFTC se
veut pragmatique. Même si nos chances n’étaient que de 5 %, il fallait relever
le défi. Depuis lors, une étude réalisée par la CFTC sur le marché du pneu
européen a levé nos doutes.
Je
travaille depuis 1982. Pour avoir effectué trente ans de mandat, je connais bien
les caractéristiques de notre secteur : surcapacité, obligation de rentabilité,
course à la concurrence. Vu la situation internationale, il était indispensable
que Goodyear-Dunlop possède, en France, terre de Michelin, un complexe
industriel performant. Notre usine est bien située. Elle est proche notamment de
l’usine Toyota de Valenciennes, qui est notre client – n’oubliez pas que
transporter des pneus coûte cher. Par ailleurs, notre direction a tenu ses
engagements en termes d’investissement. Il n’y a donc pas lieu de perdre
confiance.
Pour Amiens-Nord, la direction de Goodyear a sa part de responsabilité. Le
management était mauvais. Durant les années 90, la législation du travail n’a
pas été respectée, ce qui a amené le syndicat à se radicaliser et à attiser une
lutte des classes, ce qui ne correspond pas à notre position. À présent, la
messe est dite. La France actuelle, ouverte au libre-échange et à la libre
concurrence, n’est plus celle des années 60, qui vivait refermée sur ses
frontières.
M. le président Alain Gest. Il
est toujours difficile d’évoquer les violences qu’induit le blocage du dialogue
social. Des menaces de mort ont été prononcées contre Mme Charrier, secrétaire (CFE-CGC)
du comité central d’entreprise, ou contre M. Mota da Silva, représentant de SUD,
et contre vous-mêmes, si j’en crois le document que vous nous avez remis. Que
pouvez-vous nous dire à ce sujet ?
M. Philippe Théveniaud. La
CFTC a fait le maximum pour sauver l’usine, avec l’aide de deux personnes
courageuses. Je vous ai transmis une lettre que j’ai adressée au préfet pour lui
signaler les menaces de morts proférées à Amiens-Nord, ainsi que le saccage de
voitures et de locaux. J’ai rappelé à la direction qu’elle devait assurer la
sécurité des salariés dans l’entreprise. Plusieurs plaintes ont été déposées
sans suite. Le préfet de l’époque a constaté lui-même que la justice n’avait pas
fait son travail.
À
Amiens-Nord, nous avons jeté l’éponge en nous retirant. En tant que responsable
syndical, je ne peux pas jouer avec la vie des salariés. Un militant a été
victime d’un accident du travail, après avoir subi harcèlement, insultes et
menaces de mort. Alain Dupuis, qui, alors qu’il n’exerçait plus de mandat, a
témoigné sur France-bleue Picardie, s’est fait agresser le lendemain à l’usine.
Il a subi un nouvel accident du travail, consécutif au harcèlement. La
démocratie va de pair avec la pluralité des organisations syndicales. Encore
faut-il qu’elles se respectent. J’ai toujours condamné la violence.
Entre autres difficultés, il nous a été impossible de faire connaître nos idées
par voie d’affiche : les nôtres étaient immédiatement saccagées ou arrachées.
Nos militants ne pouvaient pas diffuser de tract sans recevoir des menaces de
mort. Dans ces conditions, comment parler de liberté d’expression ou de débat
d’idées ?
M. Thierry Récoupé. On
peut avoir des divergences sur différents sujets, mais le respect est
nécessaire. Verbalement, l’ambiance est très tendue et, dans l’enceinte de
l’établissement, certains n’osent pas dire ce qu’ils pensent, ce qui est grave.
Il est difficile de parler à la direction au nom des salariés s’ils ne se
respectent pas entre eux.
M. le président Alain Gest. Les
44 millions investis à Amiens-Sud, dont M. Wamen a relativisé l’importance en
les comparant aux sommes investies en Pologne, vous paraissent-ils suffisants
pour réaliser la modernisation annoncée ? Quels sont les montants investis dans
les autres usines européennes ?
M. Thierry Récoupé. Depuis
que notre usine a été placée en location-gérance, et que nous n’allons plus à
Rueil-Malmaison, il est difficile d’obtenir des informations sur l’usine
polonaise de Dębica. L’investissement de 44 millions semble correspondre aux
besoins du groupe. Initialement, la somme prévue était de 25,7 millions. Il en
aurait fallu 52 pour créer le complexe unique d’Amiens, mais – qui sait ? – Le
groupe en aurait peut-être investi davantage – par exemple 100 millions.
Quand la direction a vu qu’il fallait un outil supplémentaire pour produire les
pneus BA demandés par les clients, elle a investi davantage. Demain, si Renault
ou Toyota attendent une nouvelle technologie, il faudra bien qu’elle mette la
main au porte-monnaie. Les 44 millions investis ont permis de répondre à la
demande. Ils ont fait considérablement évoluer le site d’Amiens-Sud en quatre
ans. Notre première priorité est de gagner des parts de marché, ce qui permettra
au groupe d’envisager de nouveaux investissements.
M. Philippe Théveniaud. Entre 1984
et 2004, Sumitomo avait déjà investi, à la différence de Goodyear, ce qui
explique que, lors de la vente, Amiens-Sud ait bénéficié d’une technologie plus
élevée qu’Amiens-Nord.
M. le président Alain Gest. Le
système des 4x8 est généralisé en Allemagne. En France, s’applique-t-il à toutes
les usines de Goodyear ?
M. Thierry Récoupé. Montluçon,
Amiens-Nord et Amiens-Sud tournaient en 3x8 SD (samedi et dimanche), alors que
Riom suivait un autre régime. Les 4x8 devaient s’appliquer au complexe
industriel unique et, à terme, à Montluçon. Dans les faits, le complexe n’a pas
été réalisé, Amiens-Sud est passé aux 4x8 et, compte tenu de la conjoncture, le
projet n’est plus d’actualité pour Montluçon.
M. Philippe Théveniaud. À
Montluçon, la production de pneus de véhicules de tourisme est très marginale,
l’essentiel étant constitué de pneus de camionnettes et de motos. À l’usine de
Riom, spécialisée dans le rechapage, il n’y a aucune raison d’appliquer les 4x8.
M. Thierry Récoupé. L’usine
Friskies, qui dépend de Nestlé, abrite trois rotations différentes, qui
correspondent au fonctionnement de l’atelier. Amiens-Sud ne fabriquant que des
pneus de tourisme, le système des 4x8 s’imposait, alors qu’il n’aurait pas été
adapté partout.
M. le président Alain Gest. Quel
est le salaire moyen mensuel depuis le passage aux 4x8 ?
M. Thierry Récoupé. Dans
la production, il se situe aux alentours de 2 000 euros. Si l’on intègre le
treizième, voire le quatorzième mois que constituent la prime d’intéressement et
la participation aux bénéfices, les salariés déclarent 27 000 à 35 000 euros par
an.
M. le président Alain Gest. Avez-vous
analysé le contre-projet auquel M. Mota a fait allusion ? Que pensez-vous du
projet de reprise en SCOP, déposé par la CGT ?
M. Thierry Récoupé. Comme
vous, nous sommes à l’écoute, et nous essayons d’analyser les projets. Cela dit,
les salariés n’ont été consultés ni sur le projet de SCOP ni sur une éventuelle
reprise par Titan. Les réunions n’ont jamais atteint le quorum : elles ne
rassemblaient pas plus de 100 à 200 employés sur 1 173, ce qui est très
insuffisant pour prendre de telles décisions.
À
l’origine, le groupe du complexe amiénois (GCA), réunissant toutes les
organisations syndicales d’Amiens-Sud et Amiens-Nord, était chargé de recueillir
les diverses propositions d’aménagement de temps de travail permettant d’ouvrir
350 jours dans l’année. Aucune des onze propositions que M. Mota da Silva dit
avoir déposées n’a été retenue. Pourquoi le groupe, qui a refusé les premières,
en examinerait-il d’autres, alors même que la situation a évolué ? M. Mota da
Silva a-t-il seulement recueilli l’accord des salariés ? Avant d’envoyer des
projets à travers la presse, un leader syndical doit s’assurer qu’ils sont
viables.
M. Philippe Théveniaud. Il
faut être très prudent à cet égard. Demain, si l’on revient aux 3x8, c’en sera
fini de la prime de 220 euros versée en contrepartie du passage aux 4x8. Sait-on
si les salariés sont prêts à y renoncer ? Certains syndicats les font rêver en
omettant cet aspect du problème. Or beaucoup de salariés de Dunlop ont adapté
leur niveau de vie au salaire actuel, en achetant une maison ou une voiture.
Le
projet de SCOP, qui reviendrait pour Goodyear à une sous-traitance, ne me paraît
pas crédible. Les moyens manqueront pour faire de la recherche, qui est
nécessaire si l’on veut soutenir la concurrence. Le projet économique ne tient
donc pas la route. En outre, ce mode de management est irréaliste, compte tenu
de l’ambiance qui règne dans l’usine. À mon sens, la CGT a lancé cette idée pour
noyer le poisson. Elle n’y croit pas, étant donné l’état du marché européen.
M. le président Alain Gest. Certains responsables syndicaux prétendent que
Goodyear a décidé depuis longtemps de se débarrasser d’Amiens. La première étape
consistait à ne pas investir à Amiens-Nord, ce qui a fait baisser l’activité.
Amiens-Sud devait disparaître dans la foulée. Que pensez-vous de cette analyse ?
M. Thierry Récoupé. En
2007, le groupe n’ayant pas pu réaliser à Amiens un complexe ultramoderne, qui
aurait été le plus grand d’Europe, il a renoncé à investir à Amiens-Nord. Nous
avons défendu un autre choix.
J’ai entendu dire que la direction avait voulu punir Amiens-Nord d’avoir refusé
les 4x8. Elle est allée bien au-delà, en mettant 1 173 salariés à la porte, ce
que nous condamnons. Si j’avais pris une telle décision, je ne dormirais plus.
Avez-vous idée de ce que vivent les salariés qui, depuis quatre ans, travaillent
deux heures par jour ? Auraient-ils envie de retravailler pour le groupe, même
si on le leur proposait ? Veulent-ils seulement rester sur leur site ? Je vous
engage d’ailleurs à visiter les deux usines, ce qui vous permettra de mieux
comprendre les choix qui ont été faits.
M. le président Alain Gest. Nous
nous rendrons sur place le 10 octobre.
M. Philippe Théveniaud. Si
la production a baissé à Amiens-Nord, c’est parce que les investissements ont
manqué pour fabriquer les pneus à haute valeur ajoutée et de grande performance.
L’usine fabrique des pneus qui ne sont plus demandés sur le marché. La situation
actuelle découle des choix de 2007. À l’époque, Thierry Récoupé et moi-même
étions si stressés que nous n’en dormions plus. Nous passions toutes nos
journées au téléphone. Vous savez, on fait très attention quand il est question
de l’avenir de centaines de salariés et de leur famille. Certains choisissent de
ne pas mettre les mains dans le cambouis, mais, quand on prend des
responsabilités, on les assume. Je suis fier de mon équipe CFTC Dunlop, qui a
pris les siennes, et de celle de Goodyear, qui a vécu sur le terrain des jours
et des nuits difficiles. Avoir le courage de dire la vérité, c’est aussi
s’exposer à recevoir insultes et menaces.
M. Thierry Récoupé. Un
secrétaire de CE connaît la vie des salariés. Il sait combien ils ont sur leur
compte en banque. Certains sont en difficulté financière, voire interdits
bancaires. Il connaît aussi leur niveau d’études et la situation de l’emploi
dans la région. Compte tenu de ces éléments, ma décision a été vite prise.
Restait à négocier de bons accords, c’est-à-dire à demander des contreparties,
sans mentir aux salariés, parce qu’ils ont le droit de savoir toute la vérité.
Ils étaient libres ensuite d’accepter ou de refuser l’accord.
M. le président Alain Gest. Depuis
sa signature, des formations ont-elles été mises en place ?
M. Thierry Récoupé. Le
système des 4x8 implique la multivalence, car les salariés ne restent plus à un
seul poste. Ils doivent pouvoir en occuper plusieurs pour pallier l’absentéisme
ou les RTT. Depuis quatre ans, la formation reçoit un budget de plus de
1 million d’euros. En tout, elle a bénéficié d’une somme de 5,3 millions, ce qui
est considérable.
M. Philippe Théveniaud. Nous
utilisons de nouvelles technologies, puisque nous ne travaillons plus sur les
mêmes machines. Ces formations apportent une meilleure reconnaissance aux
salariés.
M. le président Alain Gest. Je
vous remercie, messieurs.
http://sicsti.free.fr/docs/goodyear-dunlop.htm